International. Achille Mbembe : « Venez en Afrique, venez chez nous ! »

lemonde.fr Lundi le 26 Janvier 2015 Opinion Imprimer Envoyer cet article à Nous suivre sur facebook Nous suivre sur twitter Revoir un Programme TV Grille des Programmes TV Où Vendre Où Danser Où Dormir au Cameroun
Le Camerounais Achille Mbembe, 57 ans, est l’un des principaux théoriciens du postcolonialisme.

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Il vit aujourd’hui entre les États-Unis et l’Afrique du Sud. S’il n’a épargné personne dans sa critique des pouvoirs postcoloniaux, dénonçant leur exercice de la violence comme « obscène et grotesque », il fait aussi partie de ceux qui refusent de ne voir l’Afrique que dans la perspective du manque, du déficit, de ce qu’elle devrait être, en référence à de prétendus modèles occidentaux prônés par les institutions internationales. Il se passionne au contraire pour ce qu’elle est réellement.

Quelle est cette Afrique qui vient ?
L’Afrique représente plus de 1 milliard d’habitants. Au cours des dix à quinze dernières années, ce continent a affiché, avec des variations en fonction des pays, des taux de croissance de 5 à 6 % par an. Cela marque un nouveau cycle de création de richesses. L’urbanisation s’est accélérée avec l’émergence de métropoles et de corridors urbains tels que celui en voie de formation qui longe la côte du golfe de Guinée, de Lagos (Nigeria) à Accra (Ghana), ou bien encore cette immense région sud-africaine réunissant Johannesburg, Kuruleni, Midrand, Pretoria, et qui concentre plus du quart de toute la richesse africaine.

Il faut signaler aussi la constitution de nouvelles diasporas comme celle des Chinois qui, pense-t-on, sera constituée bientôt de plus de 1 million de personnes. En retour, des diasporas commerçantes africaines se forment dans les grandes villes chinoises. Le regard africain bascule vers l’Asie. Il suffit de prendre l’avion qui va de Johannesburg à Shanghaï, à Mumbai (Inde) ou à Ankara (Turquie) pour constater un recadrage des rapports géopolitiques entre l’Afrique et le reste du monde.

À côté de tout cela existe une nouvelle géographie de la guerre qui va du Sahara occidental jusqu’à la mer Rouge en passant par le Sahel, toute une trouée qui divise le continent entre le Nord et le Sud, une espèce de double enfermement à cause de l’existence et de la cristallisation des frontières héritées de la colonisation qui empêchent fluidité et circulation, mais aussi de la difficulté grandissante des Africains pour se déplacer dans le reste du monde.

En résumé, l’Afrique évolue simultanément dans plusieurs directions. Lesquelles, parmi les forces centrifuges ou centripètes qui la travaillent, sortiront victorieuses ? Tout dépendra des formes que les luttes sociales revêtiront. Il est de l’intérêt de notre monde que l’Afrique redevienne son propre centre et qu’elle se constitue comme un vaste espace de circulation. C’est une condition essentielle pour son avenir et pour l’avenir de notre monde.

L’Afrique existe-t-elle en dehors de ce vaste espace de 54 pays ? Y a-t-il une âme qui unit ce continent ?
Elle existe déjà en tant qu’immense espace géographique. Un vol entre Le Cap et Dakar prend une journée, et trop souvent l’on ne mesure pas l’immensité de ce continent. L’Afrique existe en tant qu’imaginaire, prenant appui sur des créations culturelles, artistiques, des discours produits par les Africains qui croient en l’existence d’une entité.

Elle existe comme projet. L’idée de l’Afrique s’est toujours confondue historiquement avec le projet d’une entité qui n’est pas séparée du reste du monde.

Elle existe enfin comme imaginaire « diasporique ». Des gens d’origine africaine résident dans l’ensemble du monde et ce depuis au moins le XVe siècle. Au cours du dernier quart du XXe siècle, on a assisté à une accélération de cette « diasporisation » du continent.

La couleur de la peau est-elle importante pour définir l’Afrique ?
Non, la couleur de la peau ne m’intéresse que sur le plan esthétique. Elle ne peut pas être une question politique ou, plutôt, elle ne devrait pas l’être. D’une part, tous les Africains ne sont pas noirs : en Afrique du Sud, en Angola où 18 000 Portugais sont revenus ces dernières années, au Mozambique, sur toute la côte orientale, qui a toujours entretenu des liens avec les mondes asiatiques et de l’océan Indien, en Afrique de l’Ouest, où l’on trouve des communautés syro-libanaises… D’autre part, tous les Noirs ne sont pas africains, ils peuvent être américains, français, allemands, caribéens.

Ce qui met ensemble tous ces gens d’origine africaine, c’est une vision non pas afrocentrée, mais afropolitaine qui embrasse le monde, les diasporas, et parle au-delà de la couleur.

Comment se manifeste cette culture afropolitaine ?
Elle est visible, par exemple, à travers la musique, avec ces formes qui ont leur source dans des matrices de cultures autochtones, mais sont capables de puiser de manière hybride dans des mondes extérieurs. On voit cette culture afropolitaine dans les mondes urbains contemporains où les peuples se brassent. À Abidjan, Lagos, Dakar, il y a tout une Babel des langues due à l’accélération des migrations internes. (…)

La créolisation de l’Afrique est-elle irréversible ?
Il n’y aura pas de recul possible. Cette créolisation des formes et des paradigmes se retrouve sur le plan religieux, du commerce, des institutions. Cette nouvelle Afrique qui émerge sous nos yeux est une Afrique des assemblages. Il faut la lire à partir de ce principe d’assemblage de formes apparemment contradictoires. Mais le génie de cette Afrique est de faire marcher des choses que l’on n’a pas l’habitude de mettre ensemble. Par exemple, les Églises pentecôtistes qui viennent des États-Unis avec une idéologie assez manichéenne du monde sont gérées par des entrepreneurs religieux africains qui, tout en leur gardant leur forme originelle, arrivent à leur insuffler un contenu qui n’a pratiquement rien à voir avec leur théologie. Cette capacité d’appropriation de presque tout est une constante des pratiques africaines historiques et contemporaines. (…)

N’y a-t-il pas aujourd’hui une Afrique à deux vitesses, Celle des centres en développement et celle des zones grises périphériques ?
Je parlerais même d’une Afrique à plusieurs vitesses faite de toutes sortes d’enclaves. Il y a les villes minières, villes offshore où habitent des gens riches reliés directement aux centres financiers du monde, et puis les vieilles villes comme Lagos, avec derrière des bidonvilles, puis des squats où vivent ceux qui sont « inutiles » du point de vue de la production capitaliste. Ce processus est aussi à l’œuvre à l’échelle du continent avec des zones de guerre, des zones abandonnées à des épidémies et puis d’autres, qui font partie intégrante du monde de la circulation financière.

Ces marginaux constituent le principal danger pour l’émergence africaine…
Il existe en effet une classe de superflus, de gens qui n’ont rien à perdre et qui n’ont d’autre choix que de s’en aller ou de se rendre disponibles comme forces d’appoint dans toutes sortes d’entreprises militaires, religieuses ou criminelles.

Il faut donc que l’Afrique s’ouvre à elle-même, qu’elle abolisse les frontières héritées de la colonisation. C’est un continent immense, les gens n’ont pas besoin d’aller à l’extérieur, mais il faut qu’ils puissent circuler à l’intérieur. Cela nécessite le développement de grosses infrastructures. Il faut des autoroutes, des ports.

Faut-il arriver à un système où les frontières deviennent virtuelles, comme en Europe, ou bien les abolir physiquement ?
Je sais que c’est très utopique, mais il faut le grand projet d’une nationalité africaine. À partir du XVe et du XVIe siècle, la relation de l’Afrique au monde passe par la traite des esclaves, c’est-à-dire un système qui démontre l’incapacité des élites africaines à donner du travail aux personnes pour, au contraire, les vendre à d’autres qui les emploient ailleurs. Imaginez ce que serait l’Afrique aujourd’hui si ces esclaves au lieu de cultiver le coton dans le sud des États-Unis l’avaient cultivé en Afrique ! Sur le continent, il y a beaucoup d’espace et pas suffisamment de personnes.

Donc les dirigeants ont eu beaucoup de mal à organiser l’exploitation et à créer de la plus-value. Cette question, qui existe depuis le XVe siècle, est toujours là. Le nouveau cycle d’accumulation des richesses ne répond pas à ce dilemme historique. Il y a beaucoup à faire en Afrique et pourtant il n’y a pas d’emplois. C’est la contradiction actuelle.

Il faut pour cela abolir les frontières physiques, institutionnelles et de l’imaginaire. Du coup, les investissements externes pourraient être utiles à tous les Africains. C’est un travail de longue haleine.

Pour le moment, l’Afrique est soumise à un régime de confinement qui est mauvais pour le développement du continent. Si on n’ouvre pas l’Afrique sur elle-même, ses habitants n’auront d’autre choix que d’essayer de traverser le Sahara ou la Méditerranée. Et l’on sait ce que cela veut dire à une époque où beaucoup de pays ne veulent pas des Africains. On n’a pas le droit de les exposer dans des pays où ils ne sont pas voulus. Il n’y a aucune raison, aucune, pour que les Africains aillent chercher leur bonheur hors du continent. (…)

Construire des routes est donc un projet révolutionnaire ?
On sait le rôle joué par la construction des chemins de fer dans l’histoire américaine. C’est la même histoire en Afrique : un espace continental où il faut résoudre la question des longues distances en accroissant les possibilités de vélocité et donc d’échange commercial, d’échange des idées. On est à l’ère de la circulation.

La crise sanitaire provoquée par l’épidémie d’Ebola a entraîné, au contraire, des fermetures de frontières…
L’histoire d’Ebola est terrible. En Sierra Leone, au Liberia et en Guinée, il n’y a eu aucun investissement dans le domaine de la santé primaire au cours des trente dernières années. La prévention, l’hygiène ont été saccagées durant les années d’ajustements structurels. À la place d’un système de santé ordinaire a émergé une forme de gouvernement humanitaire où les ONG de toutes sortes ont la responsabilité de la santé des populations.

Ebola et d’autres épidémies émergent dans ce contexte-là. Alors, à quoi cela sert-il de fermer les frontières ou de militariser l’intervention sanitaire ?
Ce ne sont pas des solutions à long terme. Ce qu’il faut c’est rebâtir les systèmes sanitaires ordinaires, investir dans la santé préventive, mieux rémunérer les infirmières… C’est tout de même incroyable qu’au Liberia, quand la maladie a émergé, on nous dise qu’il n’y a pas assez de gants alors que la plus grande plantation de caoutchouc y est exploitée par Firestone. Ce sont toutes ces contradictions qu’il faut mettre à nu. (…)

Vous diriez que l’Afrique est sur- ou sous-exploitée ?
Elle est sous-exploitée ! Les richesses potentielles du continent sont immenses. On découvre presque chaque mois de nouvelles réserves de presque tout. Du gaz au Mozambique. Le pétrole est partout, sauf peut-être en Afrique du Sud. Le manganèse, l’uranium se trouvent au Sahara. L’Afrique n’a pas été suffisamment exploitée ou si elle l’a été, elle a été mal exploitée. Si l’on veut engager un cycle colossal d’accumulation des richesses, c’est sur ce continent. Il y a moyen de l’exploiter rationnellement, au bénéfice des Africains et de tous ceux qui veulent investir leur argent. Il faut bâtir une coalition universelle pour le développement de l’Afrique.

Comment changer les pratiques et les mentalités des élites africaines ?
Il faut un nouveau rapport de force entre l’Etat et la société. Des deux côtés : par le bas, au travers des luttes sociales et de la démocratisation ; et par le haut, car ces élites sont dénationalisées. Elles n’ont plus de compte à rendre au peuple. Elles sont insérées dans des circuits internationaux. Cela a commencé avec la traite des esclaves, ça s’est poursuivi avec la colonisation. Aujourd’hui encore, ce sont les mêmes ! Leurs avoirs sont en Suisse ou dans le XVIe arrondissement de Paris, ou à la City ; leurs enfants sont à Hagard ou Stanford. Il faut un cadre éthique. Ce n’est pas normal que les banques suisses recèlent des richesses volées.

La démocratie ne suffit pas ?
Les élites perdent rarement les élections parce qu’elles disposent de tous les outils pour les truquer. Un homme, une voix, bien entendu, mais ce n’est pas suffisant. Il y a un supplément à imaginer pour tenir compte des conditions anthropologiques spécifiques.

Lequel ?
Les femmes, par exemple.

Deux voix pour les femmes ?
Peut-être pas, mais un coefficient. Les rapports hommes femmes doivent être articulés dans la représentation. Les rapports jeunes vieux aussi. Prenez le Cameroun de Paul Biya. Il est dirigé par à peu près 200 vieillards qui ont entre 70 et 83 ans, l’âge du président. Dans un pays de 20 millions d’habitants dont 80 % sont des jeunes de 12 à 25 ans, ce n’est pas possible ! (…)

Comment l’Afrique peut-elle réinventer son rapport à l’Occident ? Doit-elle lui tourner le dos, lui dire de garder son argent et se débrouiller toute seule ?
Ce qui me frappe, c’est que l’Europe elle-même se provincialise. Elle nous facilite les choses. On n’a pas besoin de lui tourner le dos, elle nous tourne le dos toute seule. J’ai l’impression que c’est un mouvement profond, qui se nourrit du fantasme de la communauté sans étranger. Un désir d’apartheid à l’échelle mondiale. L’Europe est en train de tourner le dos à ce moment kantien qui aura fondé sa modernité et son attractivité.

L’Afrique ne doit tourner le dos à personne. Elle doit s’ouvrir, ouvrir ses frontières et devenir terre de migrations. Il nous faut réfléchir à comment inclure les Chinois parmi nous, et les autres. Il faut ouvrir l’Afrique ! Accueillir tous ceux qui viennent, les intégrer. Reprendre le rôle que l’Europe a joué. Les gens bien formés qui ne trouvent pas de travail aux États-Unis ou en Europe, ces cerveaux flottants, qu’ils viennent en Afrique. Venez chez nous !

Qu’est-ce que l’Afrique peut apporter au monde ?
Elle a beaucoup à offrir. Le monde qui vient sera précaire. L’Afrique a vécu la précarité des siècles durant. Elle a développé toute une série d’idées, de techniques et de mécanismes pour répondre à des situations extrêmes. Elle est une archive énorme pour le reste de l’humanité.

Vous appelez les diasporas à rentrer ?
Non, j’appelle à la formation de nouvelles diasporas. Les Chinois sont en train d’arriver. Il faut les recevoir. Les Portugais, les Grecs, tous ces cerveaux qui flottent, ces gens qualifiés et qui n’ont pas de boulot, ils sont les bienvenus. (…)

    Ceci est une version courte de l’interview donnée au Monde par Achille Mbembe. Lisez la version complète dans le hors-série “Afrique, l’envol”, en vente dans les kiosques en France à partir du 19 janvier 2015 et dans les librairies en Afrique à partir du 23 janvier.

Propos recueillis par Christophe Ayad, Cyril Bensimon, Christophe Châtelot et Serge Michel

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